Statue / Vierge à l’Enfant


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Golay Laurent, 2000 :

La Vierge est assise sur un trône sans dossier, les jambes à l'équerre, les pieds sur un repose-pieds rapporté au siège. Elle n'est pas dans une stricte frontalité, la tête étant très légèrement tournée vers la droite, la mauvaise qualité du repeint conférant en outre au visage un aspect asymétrique. La main droite est posée sur le genou droit, paume ouverte vers le haut. Elle tenait vraisemblablement un attribut (un fruit?) dont la disparition a dû entraîner celle des doigts. La main gauche tient l'Enfant: le bras est simplement allongé le long du corps, au-dessus du genou, à la manière de la Vierge de Vex et de certaines Madones fribour­geoises. L'Enfant est assis sur son genou gauche, selon un modèle qui dérive de l'Odeghitria, le second type cano­nique de la Theotòkos byzantine. La Vierge porte un vêtement rouge au col bordé d'or et d'un filet noir qu'on retrouve sur le bas du vêtement et sur les manches. La partie supérieure de sa tunique se confond avec la partie inférieure du voile, et suit la forme des épaules sans les recouvrir totalement. Passant derrière les mains et les avant-bras, elle est ramenée sur les genoux, dont elle souligne la forme. L'interruption des plis au niveau du ventre doit suggérer la présence d'une ceinture. Le vêtement rouge ne tombe pas droit et raide, mais s'incurve légèrement et forme des plis au-dessus des pieds. Ceux-ci sont écartés et représentés en semi-élévation. La Vierge est couronnée, son visage, aux cils et sourcils peints, est encadré par les cheveux et le voile. Les yeux regardent vers le bas, comme si elle avait été placée en position élevée. L'Enfant est assis sur son genou gauche, la main droite levée en geste de bénédiction, tandis qu'il tient de la gauche une pomme reposant sur son genou. Il est vêtu d'une simple tunique rouge au col bordé d'or, tandis qu'un liseré noir borde le col, par-dessus la bordure d'or, les manches et le bas du vêtement, qui suit les formes du corps, notamment des genoux. L'Enfant, dont tout le corps est animé, fait un mouvement des jambes, la droite s'approchant du genou droit de sa Mère, tandis qu'il semble vouloir s'écarter d'elle. Il est coiffé d'une couronne - autrefois dorée à la feuille - identique à celle de la Vierge. Ses cheveux descendent droit de part et d'autre du visage dans lequel les sourcils sont figurés par un simple trait. Comme la Vierge, son œil droit regarde vers le bas. La statue est évidée. Quelques rares vestiges de polychromie originale «rouge» sont localisables, principalement sur les revers des vêtements de la Vierge et de l'Enfant (robe et manteau de la Vierge, robe du Christ). La couleur du revers devant être différente de celle de l'habit, il est probable que l'avers des vêtements n'ait pas été rouge à l'origine. Une écaille de couleur« bleue» a d'ailleurs été découverte sur la robe de la Vierge. Si celle-ci était «bleue» à revers «rouges», il se peut que le manteau ait été «doré», conformément à la règle des couleurs canoniques (Farbkanon). Les observations de recherches menées dans le domaine de la polychromie des sculptures romanes permettent de prendre comme exemples quatre Vierge à l'Enfant en bois et un vitrail, de provenances diverses (Italie du centre, nord de la Suisse, Allemagne du sud). La première constatation, à l'évidence déjà faite par de nombreux auteurs, est que les sculptures romanes, en bois ou en pierre, ayant conservé leur polychromie d'origine sont très rares. On relève en outre, et cela ne constitue en aucun cas une surprise, que les couleurs employées couvrent une palette très restreinte. L'importance symbolique de ces pièces, leur codification religieuse, imposait aux artistes un registre limité, de formes comme de couleurs. Ainsi, pour nos cinq exemples, le manteau de la Vierge est peint soit en or (dorure à la feuille, ocre jaune pour le vitrail), soit en rouge. La tunique (ou robe) est peinte en or, bleu, vert ou blanc: l'emploi d'une gamme de couleurs (relativement) plus variée étant plus aisée sur ce vêtement à la connotation symbolique moins chargée que le manteau. Le Christ porte dans quatre cas un manteau bleu sur une tunique qui peut être blanche. Dans les deux autres cas, le manteau est doré (respectivement rouge) sur une tunique bleue (respectivement verte). La couleur des revers varie naturellement en fonction de la polychromie des vêtements. Les revers des manches ou des manteaux peuvent être rouges (pour des vêtements dorés, bleus ou blancs), bleus (pour des vêtements rouges) ou encore blancs. Pour le XIIIe siècle, des examens intéressant une partie de la collection de sculptures en bois du Musée Schnütgen de Cologne mettent en évidence un changement intervenu, en ce qui concerne la polychromie appliquée sur les Vierge, dès le milieu du XIIIe siècle: à partir de cette date, les manteaux ne sont plus que rarement dorés, mais peints en «rouge» ("leuchtend rot") ou en « bleu». Les robes restent dorées sur une préparation« blanche» et on retrouve fréquemment des imitations de fourrure d'hermine sur les revers des manteaux ainsi que des bordures sur lesquelles sont incrustées des gemmes, selon un type de polychromie parfois appelée ldealfassung (littéralement« version idéale»). Au XIVe siècle (dès 1320 environ), les robes et manteaux sont souvent à nouveau entièrement «dorés». La préparation rouge apparaît vers 1340/1350 environ. Les conclusions d'une recherche sur la polychromie des sculptures du XIVe siècle du Würt­tembergisches Landesmuseum de Stuttgart va enfin dans le sens des constatations faites par les chercheurs du Schnüt­gen: les sculptures en bois étaient à cette période en grande majorité dorées sur une préparation blanche. L'aspect métallique de leur polychromie était censé évoquer les travaux d'orfèvrerie, dont ces œuvres étaient un substitut meilleur marché. Les couleurs canoniques "bleu" ou «rouge» (revers) et «or» offraient un contraste entre les surfaces mates et les surfaces brillantes. Ces quelques points de repère permettent d'avancer au moins une hypothèse sur la polychromie d'origine de la Vierge de Saxon: Manteau de la Vierge or? Robe de la Vierge bleu (écailles) Revers du manteau et de la robe de la Vierge rouge (écailles) Tunique du Christ bleu ou or ? Revers de la tunique du Christ rouge Comme pour le Christ de Saint-Léonard, l'exégèse est arrivée, pour cette Vierge à l'Enfant, à des conclusions très différenciées. Richard Hamann estime que cette sculpture n'est qu'une sorte de mauvaise version de la Vierge de Poligny, un travail grossier et provincial. Julius Baum a rapproché la Vierge de Saxon de la Vierge à l'Enfant de Morcote du Musée d'histoire de Berne, qu'il date de 1260-1280. Il met en évidence le caractère animé de l'ensemble, dû notamment au mouvement de l'En­fant, marque pour lui d'un caractère« gothique, alors que l'ensemble conserve toutefois un aspect roman, de par la frontalité et la pose de la Vierge surtout. Baum estime que la Vierge de Saxon est un peu plus tardive que celle de Morcote, et pense qu'il faut voir dans la pièce valaisanne une production "retardataire", dans la "tradition" de la Vierge de Morcote. Pierre Bouffard estime que le rapprochement entre les deux pièces fait par Baum est "plus apparent que réel". Il souligne lui aussi la "qualité très supérieure" de la Vierge de Morcote, mais, étrangement, juge la Vierge de Saxon "passablement antérieure" à celle de Morcote. Brigitta Schmedding a rattaché la Vierge de Saxon aux Vierge de Vex (MV 71), de Nierlet, et d'Attalens. L'attitude de l'Enfant permet à mon sens d'inclure dans cette liste également la Vierge des Giettes. L'auteure date la Vierge de Vex vers 1240-1250 et celle d'Atta­lens vers 1230-1240; celle de Nierlet vers 1240-1250 et celle des Giettes vers 1240-1250. Alors que pour la Vierge de Saxon, elle indique « seconde moitié du XIIIe siècle». Il est vrai que l'attitude animée de l'Enfant autorise à proposer une datation plus tardive. La Vierge de Turin, traditionnellement attribuée à un artiste valdôtain, permet d'étendre la zone géographique de production de ce type de Madones, que Schmedding, qui ignore les Vierge de Mor­cote et d'Aoste, semble vouloir limiter à la Suisse romande. Aucune étude n'a jusqu'à maintenant rattaché la pièce de Turin aux sculptures citées ici. Les jugements quelque peu sévères de ces auteurs sont très certainement motivés par l'aspect pesant de la morphologie de la Vierge et celui, archaïsant, de la tête, assez grossière il est vrai, une lourdeur due notamment aux yeux, qu'on s’attendrait plutôt à trouver sur une Vierge romane, comme la grande Vierge de Saxon. Mais ici, cette Vierge à l'Enfant ne présente plus sa polychromie d'origine, et le repeint dont elle est affligée ne reflète pas l'état de création original. En outre, l'attitude animée de l'Enfant, par opposition à son maintien hiératique dans les Nikopoia (où l'Enfant est assis frontalement sur les genoux de sa Mère), n'est pas un indice suffisant pour proposer une datation aussi tardive que celle de Baum. Preuve en est l'extraordinaire Madone du Musée Schnütgen de Cologne provenant de la vallée du Rhin. Dans cette création remontant au début de la quatrième décennie du XIIIe siècle, le Christ présente non seulement une attitude animée, mais les rapports entre le Christ et sa Mère sont empreints d'une tendresse et d'une affection tout à fait inédites. Postérieurement, d'autres exemples de la même collection démontrent qu'au milieu du XIIIe siècle déjà, la «nouvelle» iconographie de la Vierge à l'Enfant, les montrant dans un rapport plus humain, empreint de plus de réalisme, est devenue courante. Estimer d'autre part que la Vierge de Saxon soit postérieure à la Vierge de Morcote reviendrait à situer la date de création dans les dernières années du XIIIe siècle, ce qui nous paraît peu probable. lconographiquement, la Vierge de Mor­cote, datée vers 1260-1280 par Baum, et vers 1260-1286 par Bouffard, nous semble être vraisemblablement une création du début de la seconde moitié du XIIIe siècle. A cause de la parfaite frontalité de la Vierge - réminiscence typiquement romane, mais néanmoins «tempérée» par le drapé très soigné de ses vêtements, notamment des plis de la robe entre les pieds et de son voile - et de l'attention apportée au travail du volume de ces mêmes vêtements qui soulignent de manière raffinée et réaliste le corps de Marie. Quant à la Vierge de Saxon, elle est à notre sens tout autant redevable iconographiquement à la Vierge de Vex. Preuve en est la forme du voile, qui tombe sur les épaules en suivant parfaitement le contour de celles-ci, sans aucun pli ou variation, tandis qu'une mèche de cheveux forme un triangle entre la couronne et le voile. Elle devrait se situer entre le groupe des Vierge d'Attalens (1235 env.), de Vex, de Nierlet, des Giettes, d'Abondance, de Turin et d'Aymavilles (1240-1245 env.) et celle de Morcote que nous date­rons des années 1260-1265. La Vierge à l'Enfant de la cathédrale d'Arezzo permet enfin une comparaison intéressante avec celle de Saxon: la position de l'Enfant, jambes écartées, la main droite levée en un geste de bénédiction, la gauche tenant un fruit contre la cuisse gauche et celle de la Vierge, la main gauche tenant l'Enfant latéralement, à hauteur de sa cuisse, la main droite levée, paume vers le haut, constituent d'évi­dentes similitudes, au-delà desquelles on relève la qualité supérieure de la Vierge d'Arezzo, avec son bras levé devant elle, parallèle à celui de son Fils, tentative réussie d'« ani­mer» et d'occuper l'espace, ainsi que l'héritage évident de la Vierge de Prete Martino. On peut néanmoins voir là un lointain modèle pour la Vierge de Saxon, qui présente étran­gement les mêmes modifications iconographiques que celles constatées par de Francovich sur les Vierge à l'Enfant toscanes du milieu du XIIIe siècle. A cet hypothétique cou­rant appartiennent peut-être deux autres Vierge à l'Enfant: l'une, datant du début du XIVe siècle et provenant de Savoie selon Carli ; l'autre, valdôtaine, autrefois au château de Quart. Toutes deux s'inscrivent en tout cas dans un courant formel issu d'un atelier extrêmement productif dans la région d'Aoste à la fin du XIIIe siècle. La position de l'Enfant évoque sans doute aussi celle des groupes d'Arezzo et de Saxon, même si c'est là le seul parallèle que l'on puisse établir entre ces quatre sculptures. "Vierge à l'Enfant", in : Golay Laurent, Les sculptures médiévales. La collection du musée cantonal d’histoire, Valère, Art & Histoire 2. Lausanne : Ed. Payot, 2000, pp. 92-99.