Statue / le Christ au tombeau


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Golay Laurent , 2000 :

Le développement iconographique de la mort, de l'expression physique de la souffrance est étroitement lié à l'apparition et à la diffusion, à la fin du XIIIe siècle, d'un courant de pensée religieuse connue sous le nom de « mystique rhénane». Se fondant sur les écrits de trois théologiens, Maître Eckhart, Joahnn Tauler et Heinrich Suso, la mystique allemande va se développer avant tout dans le sud de l'Allemagne et en Suisse orientale, pour descendre le Rhin -d'où son appellation - jusque dans les domaines germano-hollandais. Dans le contexte agité, dramatique et incertain du XIVe siècle -frappé par la peste, marqué par les déchirures au sein de l'Eglise, qui voit par ailleurs se déliter la théologie scolastique -, la mystique rhénane professe une relation plus directe à Dieu, et défend - selon le principe d'apprendre à connaître Dieu par l'expérience, cognitio dei experimentalis - une vie proche, aussi proche que possible, de la grâce. En bref, une pratique, une expérience religieuse plus sensible, moins« intellectuelle» que ne l'était la scolastique. Cette recherche de la « proximité spirituelle», qui excluait les rassemblements de masse, favorisa l'apparition de lieux de culte plus intimes, comme les chapelles privées, fondées dans ou autour des cathédrales. Parallèlement, le développement de cette piété privée contribua à l'accroissement de la production d'images de dévotion (Andachtsbilder), plus adaptées à la méditation. On, assista ainsi à l'apparition des Vierge de Pitié, des groupes réunissant Jésus et saint Jean, de l'Homme de douleur, du Christ miséricordieux et du Christ mort. Et la défiance, l'hostilité de la mystique rhénane pour le corps charnel, se reflétera en particulier dans certaines de ces sculptures montrant des chairs éclatées, des plaies sanguinolentes, des traits creusés, des carnations très pâles, des côtes saillantes. Les couvents de femmes représentèrent un terrain très fertile pour l'expansion de la mystique allemande, à partir du XIIIe siècle déjà. A la suite de saint Bernard et de saint François, une Nonnenmystik - littéralement une « mystique de nonnes»-, va se développer, qui atteindra avec les écrits de Brigitte de Suède, les Révélations de sainte Gertrude, et de Mechtilde de Hackeborn, le Livre des dominicaines du couvent de Katharinental, des niveaux de spiritualité exceptionnellement exacerbés, comme en témoigne ce récit d'une" sant Mahthilt du Rittrin": [... ] devant une image de notre Seigneur gisant dans son tombeau, elle prit dans ses mains les pieds et les mains de notre Seigneur et ressentit le contact de la chair et du sang comme si un homme vivant était couché là. Il est d'ailleurs significatif de constater qu'au moins trois des Christ morts encore conservés proviennent de couvents de cisterciennes, celui de la Maigrauge (Fribourg), et les Grabchristus (Christ au tombeau) du couvent de Lichtenthal (Baden-Baden), aujourd'hui au Badisches Landesmuseum de Karlsruhe. Ainsi, le type iconographique du Christ mort apparaît à la fin du XIIIe siècle en Allemagne (une des premières représentations connues est la sculpture, couchée dans un tombeau peint, conservée au couvent de Wienhausen) et se diffuse dans la première moitié du siècle suivant dans les autres régions germaniques, dans le sud de l'Allemagne, en Carinthie, en Suisse centrale et jusqu'en Scandinavie. En Suisse, c'est dans la région du lac des Quatre-Cantons que ce type de sculpture semble avoir connu la plus grande fortune. De ce territoire, qui fait alors partie de l'archidiaconat d'Aarau, lui-même dépendant de l'Evêché de Constance, proviennent les Christ gisants de Buochs, de Kerns et d'Engelberg. Pour la Suisse occidentale et la région alpine, des exemplaires sont conservés dans le Valais, le val d'Ossola, le val d'Aoste et à Fribourg, selon une diffusion qui semble couvrir les mêmes zones que celle des Vierge à l'Enfant du XIIIe siècle. L’effigie du Christ mort (Grabbild) participait des rites liturgiques de la Semaine sainte, lors des célébrations de la Depositio. Elle était à cette occasion transportée en procession jusqu'à l'autel et déposée dans un tombeau de bois ou de pierre, ainsi que le rapporte un bréviaire du XVe siècle: « [... ] portantibus reliquias sanctorum precedentibus, Ymaginem Saluatoris portent ad sepelendium [... ] Quibus finitis, locetur Ymago in Sepulchrum, et statim cantor imponit responsorium Sepulto Domino[. ..]." En fait, les sculptures du Christ remplacèrent dès la fin du XIIIe siècle les croix que l'on déposait, nues, dans le tombeau, à l'occasion des mêmes célébrations. La sculpture est composée de sept éléments assemblés: le corps, les parties inférieures des jambes, les avant-bras avec les mains et les orteils gauches et droits. Le revers de la sculpture est évidé, la tête l'étant plus profondément que le reste du corps. L’œuvre a subi de nombreux repeints - appliqués lors de la troisième et de la quatrième intervention, soit, semble-t-il, à la fin du XVIe siècle et au XVIIIe siècle - au cours de cinq campagnes d'intervention et de restauration. Les sondages effectués ont permis de supposer que le linceul du Christ était à l'origine peint en blanc avec des taches de sang rouges. Les chairs étaient d'un blanc cireux, sur lequel se détachait le rouge vif des plaies, des lèvres et du sang. Cheveux, yeux, cils et sourcils étaient peints en noir. Enfin le nimbe était argenté et décoré de rayons jaunes. A la fin du XVIe (?) siècle, la sculpture est endommagée par un incendie qui atteint particulièrement la tête, les bords du linceul et le bas des jambes, et qui entraîne l'élimination probable du tombeau et des orteils. C'est vraisemblablement peu après cet incident que l'on refait un tombeau - une «caisse» plutôt fruste, peinte en faux-marbre bleu veiné de blanc-, les orteils (pièces rapportées), et que l'on repeint le Christ en blanc-rose en accentuant certains détails anatomiques (plaies, lèvres, cheveux, cils, sourcils), le linceul étant repeint en bleu pâle. La restauration a mis en évidence une autre phase d'inter­ ventions qui voit le linceul et le tombeau consolidés et recouverts d'une couche de laque bleue, l'ensemble (à l'exception de l'auréole, de la caisse et du bas du linceul) étant en outre abondamment verni. Lors d'une dernière campagne, on recouvre enfin la sculpture d'une épaisse couche de vernis à la cire. Au cours de la restauration de 1986, on décida de ne pas procéder au dégagement d'une polychromie, mais à l'élimination de la couche de cire et à l'allègement du vernis, ainsi qu'à un nettoyage superficiel et à la consolidation de la pellicule picturale. La polychromie actuelle de la sculpture est donc celle du XVIIIe siècle. Les mains du Christ sont croisées sur l'abdomen. Les jambes sont parallèles, les orteils recourbés (crispation similaire à ce que l'on peut voir sur les crucifix des XIVe et XVe siècles lorsqu'on privilégie l'expression réaliste de la souffrance, et bien qu'il s'agisse ici d'une partie refaite postérieurement). Les yeux sont clos et la bouche entrouverte. Les cheveux forment des boucles de chaque côté du visage, suivant ainsi la forme des oreilles. L’anatomie est rendue de manière très schématique. On notera pourtant comment les veines sont sculptées sur les avant-bras et les mains, ainsi que sur les jambes et les chevilles. Les plaies aux mains, aux pieds et au flanc sont larges, en forme de fente, et les coulures en étoile sont saillantes. Les plaies des pieds marquent la remontée des chairs éclatées par les clous de la crucifixion. Le vêtement est composé d'un manteau (linceul), qui recouvre la tête et tombe droit le long du flanc gauche. Il passe, à droite, entre les bras et le flanc, afin de laisser la plaie apparente. Les pans sont ramenés sous les mains et le vêtement souligne la forme des genoux et des tibias. Les plis sont cassants et en forme de« V». Sous les jambes, le vêtement descend jusqu'aux pieds, alors qu'il s'arrête, sur la face antérieure, au-dessus des chevilles. Publiée pour la première fois en 1926 par Ilse Futterer, qui souligna la proximité de l'œuvre avec le Christ de Kerns, la sculpture fut datée de la première moitié du XVe siècle. En 1930, le Christ mort réapparaît dans le catalogue de Futterer, qui y voit une pièce «archaïsante» et «modeste», et il ne sera dès lors plus publié. Il est certain que le repeint contribue pour beaucoup à lui donner cet aspect maladroit, et certaines parties non entièrement noyées dans la couche de polychromie, comme les pieds, confirment cette impression. Mais celle-ci ne constitue pas un argument suffisant pour repousser la date de confection de l'œuvre au XVe siècle, en la justifiant par ce caractère retardataire. La comparaison d'ailleurs établie par Futterer avec le Christ de Kerns, effectivement plus tardif, ne semble pas convaincante, les différences formelles entre les deux pièces étant même tellement prononcées, qu'un rapprochement peut d'emblée être exclu. Le Christ mort du Musée cantonal d'histoire est certainement une oeuvre héritière du Christ du couvent des cisterciennes de la Maigrauge, sculpture dont dépend également le Christ de Burgenstock. A chaque fois, le visage émacié est encadré par les cheveux ondulés, sous le linceul recouvrant le haut de la tête, avec ce détail caractéristique des oreilles sculptées perpendiculairement au plan du visage. Les yeux sont clos (à peine entrouverts pour le Christ de la Maigrauge) et la bouche ouverte. Les pieds sont larges, rectangulaires, les orteils alignés, et la sculpture valaisanne présente une raideur plus marquée que le Christ de la Maigrauge, dont le sculpteur a su rendre l'aspect cadavérique avec un certain génie. lconographiquement, il convient de distinguer entre les représentations du Christ mort et celles de l'Homme de douleur. Gert von der Osten a par exemple soutenu que le Christ de Gressan conservé au Museo Civico de Turin, jusqu'alors identifié comme un Cristo morto, était en fait, au vu de la position des avant-bras repliés et joints sur le ventre, un Homme de douleurs, un Schmerzensmann, et bien que les bras de cette sculpture aient été visiblement réparés, comme le signalait d'ailleurs Luigi Mallé qui a réfuté la proposition de Osten. Pourtant, l'absence de linceul sur la tête et le perizonium placé très bas sur le ventre m semblent être des indices en faveur de la thèse de celui-ci. On trouve d'ailleurs au Musée national suisse une sculpture que Futterer a placée à tort parmi les Grabbider, dont la tête et le torse ne sont pas recouverts par la tunique, dont la partie supérieure a été rabattue sur la taille. Il ne peut donc s'agir d'un gisant, mais bien d'un Homme de douleur, aux yeux ouverts et coiffé d'une couronne. "Christ au tombeau", in: Golay Laurent, Les sculptures médiévales. La collection du musée cantonal d’histoire, Valère, Art & Histoire 2. Lausanne : Ed. Payot, 2000, pp. 122-129.