Marie Claude Morand, 2003 :
Raphael Ritz (1829-1894), Cuisine au Château de Valère, 1869, 37 x 44.7 cm, Musée d'art du Valais, Sion, inv. BA 1335. Raphaël Ritz a peint trois versions à l’huile de ce thème, une tous les dix ans à peu près (1869, 1881, 1891). Les deux premières (propriétés de la Fondation Gottfried Keller et déposées dans notre musée des beaux-arts) sont quasi identiques et exécutées pratiquement dans les mêmes formats, comme souvent chez Ritz. En revanche, la dernière version (collection privée, Visp), bénéficie d’une généreuse mise en lumière, d’une palette chromatique revivifiée et d’une richesse des détails caractéristiques de l’évolution stylistique du peintre. Réalisée trois ans avant la mort de Ritz, cette version ultime est une puissante et magnifique métamorphose des précédentes. En 1889, le peintre avait d’ailleurs procédé à ce même genre de reprise avec les Eplucheuses de maïs dans la salle de la Caminata au château de Valère (deux versions antérieures en 1865 et 1883) et l’année suivante pour les Enfants dans la chapelle de Tourbillon (première version en 1872), dans une facture très semblable à Femme lisant dans la cuisine. Ces magistrales «revisitations» témoignent notamment de la curiosité et de l’ouverture dont fut capable l’artiste à l’égard des nouvelles techniques picturales contemporaines, adoptant par exemple la touche divisée des impressionnistes pour rendre sensible les effets de la lumière sur l’architecture. Formé dès 1854 à l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf, réputée pour ses cours de peinture d’histoire et de genre, Ritz ouvre son propre atelier dans la ville allemande en 1860. Il y œuvrera avec un succès certain jusqu’en 1875. Pourtant, c’est de son pays natal que Ritz tire en grande partie les sujets de ses peintures, fidèle au principe qu’il revendiquait dans une lettre à son père, en août 1857 déjà, alors qu’il n’avait pas encore achevé sa formation: «Je pécherais contre ma patrie si je n’en faisais pas l’objet de mes études et de mes tableaux. C’est aux Alpes et au petit peuple des montagnes que mon pinceau doit donc se consacrer exclusivement» (Raphaël Ritz, cat. expo. 1999, p. 28). Aussi Ritz revient-il régulièrement en Valais qu’il parcourt et dessine, cultivant son intérêt pour la minéralogie, les sciences naturelles, l’archéologie et l’histoire, peignant régulièrement le site monumental de Valère. On aurait tort de considérer cette intention «patriotique» comme une limitation. Car, ainsi que l’a montré Pascal Ruedin dans le catalogue cité en bibliographie (pp. 37–38), Ritz n’a aucune difficulté à tirer de l’exemple local une portée générale qui transcende la scène. Le public allemand le comprendra aisément qui réservera un accueil très favorable à ses œuvres dites d’inspiration «valaisanne». Revenu définitivement à Sion en 1875, Raphaël Ritz s’intègrera très activement dans la vie culturelle valaisanne et suisse: sa participation à de nombreuses sociétés s’intéressant à la connaissance de l’environnement et de l’histoire culturelle est souvent décisive; il prendra une part déterminante dans la création en 1883 de notre Musée d’histoire dans les salles du château de Valère. Femme lisant dans une cuisine du château de Valère est un bon exemple de cette capacité du peintre à puiser dans le local un sujet universel. L’essentiel de la cuisine desservant le bâtiment des Communs du château de Valère est certes rendu fidèlement, on peut encore le constater aujourd’hui (salle 7 du musée). Un détail cependant alerte l’attention et incite à tout réexaminer: la large fenêtre tardo-gothique qui éclaire la liseuse n’a jamais existé sinon dans l’œil créatif du peintre. En réalité, une étroite ouverture rectangulaire, située en avant de la scène imaginée par Ritz, troue le mur, répandant une lumière parcimonieuse dans la pièce. De plus, déjà à l’époque de la première version (1869), les Communs sont réduits à l’état de «maisons délabrées qu’habitent de pauvres gens» (WICK, Emil, Description du Château de Valère, vers 1864–1867, notes manuscrites, Bibliothèque publique de l’Université de Bâle), évocation qui s’accommode mal de l’aspect soigné de l’intérieur dépeint par Ritz, encore moins d’un personnage féminin lisant un livre. Mais regardons de plus près le buffet campé par Ritz en guise de pendant à la cheminée. De fait, ce meuble sert au peintre de masse utile à dissimuler la source de lumière (la fameuse fenêtre) afin de cadrer le sujet en provoquant un contre-jour efficace, contre-jour et cadrage qui iront en s’accentuant et en se resserrant au fil des versions. De même, le buffet à pots de faïences se transformera petit à petit en un somptueux channier. Quant à l’âtre mort de la première version, il s’animera d’un feu dans la deuxième pour s’enrichir enfin dans la dernière d’une prodigieuse nature morte aux légumes, artistiquement disposée aux pieds d’une femme rajeunie, lisant sans lunettes. Autres ajouts de l’ultime version, le fourneau en pierre visible dans le prolongement du buffet, remplace dans la composition des versions précédentes le pan de tissu qui épaule le personnage, et le remplage gothique orne désormais la niche du passe-plat à côté de la cheminée. Femme lisant dans une cuisine du château de Valère ne doit donc rien à une volonté de description ethnographique ou historique. En revanche, la scène est soigneusement composée pour transmettre des idées. Un éloge discret de la sagesse correspondrait assez, de mon point de vue, à l’équilibre savamment construit par Ritz dans cette scène entre la part due au corps (ici la préparation de la nourriture) et la part réservée à nourrir l’esprit (le livre), un équilibre qui devient toujours plus perceptible à chaque version. Serait-ce aller trop loin d’imaginer que Ritz, coutumier de cet «enseignement moral» par l’image (voir RUEDIN, p. 39), nous suggère ici une synthèse moderne des figures antinomiques des deux disciples du Christ, Marthe, soucieuse de nourrir le corps du Christ, et Marie, d’écouter sa parole (Evangile de Luc, ch. 10, versets 38–42)? in: “Raphael Ritz, Femme lisant dans une cuisine du château de Valère, 1869” dans Musée cantonal d'histoire, Sion, Guide des collections, Sion 2003, pp. 232-236.