Romaine Syburra-Bertelletto, 2013 :
Dans ce XVIe siècle qui voit éclore une nouvelle société à trois acteurs, évêque, patriciat et peuple, que reste-t-il de Théodule, ce saint évêque devenu à la fin du Moyen Âge un véritable personnage politique, patron du Valais, chef de guerre des légions portant son nom, thaumaturge et protecteur ? Représenté dès la fin du XVe siècle avec les symboles de son double pouvoir, la crosse et l’épée, quel rôle peut-il encore jouer lorsque patriciat et peuple contestent le pouvoir temporel de l’évêque ? Pour tenter de le comprendre, considérons un instant une œuvre exemplaire : le triptyque de Saint Théodule, peint en 1596 par le Bâlois Hans Bock l’Ancien (vers 1550 – 1624). Ce grand triptyque arrondi dans sa partie sommitale comporte un panneau central et deux volets fixés à celui-ci par des charnières permettant de les rabattre pour le fermer. Ouvert, il présente trois épisodes de la vie de saint Théodule : au centre, la Donation des droits par Charlemagne, à gauche, la Découverte des ossements de la légion thébaine, et à droite, le Miracle du vin ; fermés, les deux volets forment une Annonciation accompagnée d’un concert d’angelots. Malgré des dimensions importantes qui en font une œuvre quasi monumentale (H. 166,5 cm ; l. ouvert 328,2 cm ; l. fermé 163,5 cm), ce triptyque n’a laissé aucune trace repérée dans les archives ou la bibliographie valaisanne. En 1954, André Donnet le mentionne pour la première fois, exposé dans la nef de Valère au bas-côté nord. Il ne s’y trouvait pas dans les années 1930 : où était-il alors, comment et pourquoi a-t-il été transporté à Valère ? On l’ignore. De même, les circonstances, les acteurs de cette commande ainsi que sa destination, église ou autel, restent inconnus. La présence du triptyque dans la basilique de Valère laisse supposer une destination d’origine pour l’Église de Sion, voire dans l’orbite du chapitre cathédral. À la liste des hypothèses, il faut mentionner l’église Saint-Pierre, proche de l’actuel théâtre de Sion mais trop peu connue pour former une proposition valable, même si y est attestée une procession solennelle du bras reliquaire de saint Théodule au milieu du XVIe siècle, et l’église Saint-Théodule, qui, si elle en partage le vocable, n’a laissé aucun témoin de la présence d’une telle œuvre dans ses murs. De plus, à l’époque de l’exécution du triptyque en 1596, l’église est encore en chantier. Dans cette construction qui ne sera terminée qu’au XVIIIe siècle, on voit mal comment installer une telle œuvre. Le maître-autel, pourtant situé dans une zone achevée du chantier, aurait pu accueillir un retable mais pas une telle image. À cet emplacement, l’absence au panneau central de la figure du Christ ou de la Vierge rend improbable une telle disposition. D’un point de vue liturgique, le retable doit accompagner le mystère de l’Eucharistie par une représentation christologique ou mariologique. Un triptyque centré sur la figure d’un saint ou de sa légende décore un autel secondaire consacré précisément à cette dévotion. Or, les autels latéraux de l’église Saint-Théodule sont dédiés à Marie-Madeleine et à saint Jean Baptiste, plus tard à l’Immaculée Conception et au Rosaire. L’hypothèse sédunoise la plus probante serait ainsi que ce triptyque soit le retable qui ornait l’autel attesté à la cathédrale de Sion dès le milieu du XVIe siècle et consacré à la « Revelatio beati Theodoli », soit la redécouverte du corps de saint Théodule. À cette même époque, une mention dans le processionnal de Johann Huser précise que cet autel n’était pas voilé à Pâques, « non latebit ». Cela pourrait indiquer que le retable ne représentait pas l’image du Christ, qui, elle, aurait dû l’être au temps pascal. Tel est justement le cas sur le triptyque considéré. De plus, cet autel de la cathédrale n’apparaît plus dès les visites épiscopales du XVIIe siècle. Une telle suppression est confirmée par l’état de conservation de l’oeuvre, qui montre des traces de dévotion ancienne (brûlure de cierge ou petits trous pour ficher des médailles) durant son utilisation à la cathédrale de Sion et des marques bien plus récentes liées à sa présence dans la nef de Valère (coulure de peinture rose). Ces observations confirmeraient qu’elle ait été mise à l’écart durant plusieurs siècles. Une fois retrouvé et transporté à Valère entre 1930 et 1954, le triptyque a pu commencer une vie d’illustration idéale de saint Théodule. Si la destination du triptyque reste encore une hypothèse, l’intervention de conservation entreprise entre 2007 et 2012 a permis aux restauratrices, Gisèle Carron et Madeleine Meyer, de découvrir, sous des couches de vernis jaunis, la signature de l’oeuvre. Au bas du panneau de gauche, sur le bloc de pierre disposé à côté des ossements de la légion thébaine, on peut lire « johannes bock Basil : fecit / 1596 », soit la signature du prestigieux peintre bâlois Hans Bock. Si la date était déjà connue, la lecture du nom de l’artiste est une découverte essentielle pour la connaissance de l’oeuvre mais aussi pour l’histoire de la peinture bâloise à la Renaissance. Stylistiquement, l’attribution à Hans Bock est confirmée sans aucun doute par comparaison avec son oeuvre conservé au Musée d’art de Bâle. Aussi précisément que soit connu le travail de Hans Bock, aucune trace d’une commande valaisanne n’a été retrouvée. Impossible de découvrir pour qui ce peintre bâlois a travaillé. Peut-être a-t-il été recommandé par Félix Platter, fils du célèbre Thomas Platter pour lequel il avait exécuté plusieurs œuvres, dont des portraits. L’hypothèse selon laquelle cet illustre Valaisan installé à Bâle aurait servi d’intermédiaire pour des compatriotes désireux de faire réaliser une oeuvre d’envergure est aussi tentante qu’invérifiée. Romaine Syburra-Bertelletto, "Quel destin dans ce nouveau Valais pour saint Théodule ?", in: Des Saints et des hommes. L'image des saints dans les Alpes occidentales à la fin du Moyen Âge, sous la direction de Simone Baiocco et Marie Claude Morand, Milan: Officina Libraria, 2013, pp. 173-178.