Delphine Reist (* 1970, artiste visuelle et enseignante )
Etagère


Picture

Céline Eidenbenz, 2020 :

Delphine Reist, Étagère, 2007, étagère métallique vitrée (plexiglas), outils électriques, système électronique de régulation, 200 x 305 x 38 cm, pièce unique, Musée d’art du Valais, Sion, inv. BA 3530. L’œuvre de Delphine Reist consiste à scénographier des objets choisis, liés au travail et à la consommation. Grâce à des moteurs actionnés, ces objets sont mis en mouvement, fonctionnent et dysfonctionnent dans une jouissance collective : un baril tourne sur lui-même (Baril, 2002), des caddies vides s’entrechoquent dans des flaques d’eau (Caddies, 2003), des voitures sursautent et démarrent brièvement dans un parking (Parking, 2003), des stores se régulent en toute autonomie (Stores, 2009), des sacs de sport ondulent (Transit, 2016) (1). Ces objets du quotidien évoquent d’abord les ready-made de Marcel Duchamp et les installations hybrides des Nouveaux réalistes comme Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely. Animés d’une quête absurde qui révèle une menace latente, ils rapprochent aussi le travail de Delphine Reist de celui de Fischli & Weiss ou de Roman Signer. Toutefois, loin de célébrer l’objet, Delphine Reist privilégie l'observation à distance, thématisant les rapports de pouvoirs qui sous-tendent ces objets. Toute présence de l’artiste est d’ailleurs totalement exclue de ses installations, si bien que l’on finit par croire à l’émancipation naturelle de ces objets de désir (2). Dans cet univers surréaliste où les objets tournent à vide en créant des rencontres fortuites et parfois destructives, l'absence des usagers révèle paradoxalement leur importance. Un effet de translation désigne la conscience sociale de l'artiste : c'est le travailleur, le consommateur ou l'ouvrier que l'on perçoit en creux. Etagère rappelle ainsi la présence des techniciens de montage d'une exposition (3). Les objets utiles à la préparation de cette dernière, habituellement rangés loin des regards des visiteurs, sont ici exhibés et activés. En filigrane, le travail de Reist ironise d'ailleurs souvent sur la situation des artistes et des acteurs du monde de l’art, enclins à la pensée positive malgré le manque de moyens. Le monde policé des musées et des galeries y est considéré avec espièglerie (4). Initialement réalisée pour une exposition à la Salle de Bains (Lyon) en 2007 (5), Etagère est constituée d’une douzaine de machines électriques (perceuses, scies sauteuses, ponceuses, etc.) qui s’activent brutalement et sans raison, pour s’interrompre aussitôt. Tour à tour, le moteur d’une des machines monte en régime, mais il s’éteint au moment même où il pourrait commencer à être utile. En explorant les espaces du musée, les visiteurs qui entendent son vrombissement croient à une présence humaine. Ils doivent se raviser lorsqu’ils découvrent que les protagonistes de cette situation ne sont autre que des objets commerciaux, ceux-là même que l’on peut acquérir au supermarché du coin : la grande étagère en métal gris contient des outils destinés à divers usages domestiques (perforation d’une paroi, découpage d'une planche, accrochage d'un tableau, etc.). La présentation des objets d'Étagère diffère toutefois de celle d’un rayon de bricolage, car ils sont disposés séparément dans douze casiers qui évoquent des clapiers. Aussi, une vitre en plexiglas nous sépare d'eux, comme pour nous protéger de la tentation de les manier : « interdiction d’utiliser ces perceuses car elles sont dotées d’une vie propre », semble ironiser Etagère. La présence de la vitrine achève de convertir la familiarité des machines en une inquiétante étrangeté, et leur potentiel agressif se met au service d'une démonstration de force. Déjà phalliques au repos, ces objets perçants deviennent des armes en puissance auxquelles il ne vaut mieux pas toucher, malgré leur aspect de jouet coloré. Face à ces outils utiles mais dangereux, le désir de les consommer est d'autant plus fort qu’il nous est interdit. Un jeu de séduction qui se répète à l’infini. Volontairement concrète et agaçante, la dimension sonore d'Étagère est simple : sans musique, sans refrains ni sons ajoutés, les objets émettent uniquement leurs sons propres – comme dans d’autres œuvres plus tardives de Delphine Reist, à l’instar de Pause déjeuner (2012) où des klaxons claironnent à l’unisson. L’artiste explique en ces termes sa recherche du dérangement et de la répétition : « le fait que ces installations fassent du bruit les rend présentes sur un temps plus long, avant et après que le visiteur les regarde. On a donc une situation sonore abstraite, puis une situation sonore concrète, puis à nouveau abstraite, mais avec la connaissance de ce qui la provoque » (6). Face à ce concert qui se passe d'applaudissements, le malaise est renforcé par le constat d'une prise de pouvoir des outils sur ses usagers habituels. Etagère serait-elle la dénonciation d'un « état de crise du monde matériel, voire du monde tout simplement » (7)? 1) Voir Lea Haller, Damian Jurt et Isabel Zürcher, Delphine Reist: Mitarbeiter denken positiv. Colleagues, think positively. Ensemble au travail, soyons positifs, cat. exp. Bienne, Centre PasquART, Verlag für moderne Kunst, 2017 ; Vincent Pécoil et Corinne Charpentier, Delphine Reist, Paris, Triple V ; Genève, Atelier Berlin éditions, 2012. 2) Cette invisibilisation du geste créateur distingue le travail de Delphine Reist de celui de Niki de Saint-Phalle, où la performance du corps créateur est intrinsèque à la mise en scène. Voir LOEWER Catherine (dir.), Niki de Saint Phalle : catalogue raisonné 1949-2000 : peintures, tirs, assemblages, reliefs, Lausanne, Acatos, 2001.. 3) D’autres œuvres créées ultérieurement par Delphine Reist témoignent de cette volonté de souligner un travail invisible : dans Répétition (2015), des sceaux de ménage transformés en fontaines jaillissantes mettent en évidence le personnel de nettoyage, habituellement dissimulé par les musées. La seule installation en néon réalisée à ce jour par Delphine Reist, intitulée MITARBEITER DENKEN POSITIV (2017), confère une voix qui semble s’adresser à cette foule invisible pour l’exhorter à un rendement plus optimal. Voir aussi cat. exp. Bienne, Centre PasquART 2017, op. cit. 4) Transformé en « Grand magasin » pour inciter à la consommation ou aspergé du vin destiné au vernissage (Le Jour d’après, 2020), le lieu d’exposition sert à la fois de source d’inspiration et de détournement. Voir son exposition à la Galerie Laurent Godin en 2020 sur https://www.youtube.com/watch?v=NqIzCjwN3Kg. 5) Les pièces de Delphine Reist sont souvent créées pour des lieux d’exposition spécifiques avant d’être réadaptées. Il existe ainsi une seconde version légèrement différente d’Etagère, conservée à l’Institut d’Art Contemporain (IAC) de Villeurbane/Rhône-Alpes (Etagères, 2008, 3 étagères métalliques vitrées (plexiglas), outils électriques, système électronique de régulation, 200 x 305 x 38 cm chacune). 6) Interview de Delphine Reist, le 8 mars 2020 à Paris. 7) Patricia Maincent, notice d’œuvre sur Averse (2007) de Delphine Reist, Paris, Centre Pompidou, 2010. Voir https://collection.centrepompidou.fr, consulté le 20 mai 2020.