Edmond Bille (1878 - 1959, peintre, graveur, affichiste, illustrateur, caricaturiste)
Civilisation. (Une danse macabre) / Zivilisation. (Ein Totentanz) / Civilisation. (Danse Macabre)


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Laurent Sester, 1997 :

Edmond Bille (1878-1959), Une danse macabre, 1919, 20 gravures en couleurs, 24,5 x 17,5 cm (planche); 48 x 32 cm (feuille). Musée d'art du Valais, Sion, achat en 1970, inv. BA D 427-D 446 Cette série de gravures, à laquelle Bille travaille dès 1916 mais qu'il ne se décide à publier qu'en 1919, a connu deux éditions numérotées (1). La première, imprimée sur papier Hollande de 48 x 32 cm, compte vingt exemplaires comprenant chacun un dessin signé de l'auteur, et cinq non numérotés réservés au peintre. Elle est précédée d'une introduction du critique d'art neuchâtelois William Ritter (1867-1955) (2). La seconde édition, sur papier volumineux de 38 x 32 cm, compte cinq cents exemplaires, vendus en portefeuille. L'introduction est ici du critique d'art William Matthey-Claudet (1882-1952) . L'exemplaire du Musée cantonal des beaux-arts appartient à la première édition. L'œuvre s'inscrit dans la production artistique de Bille pendant la Première Guerre mondiale, période caractérisée par un engagement politique plus sensible du peintre. L'activité de Bille entre 1914 et 1919 est celle d'un polémiste. Il donne des caricatures ponctuelles à la revue satirique et pacifiste L'Arbalète (1916-1917) qu'il fonde et dirige (3). Une danse macabre est toutefois une œuvre de plus grande ambition et de plus grande portée. Elle est liée à une longue tradition historique remontant au XVe siècle et dont Albrecht Dürer (1471-1528), Niklaus Manuel Deutsch (1484-1530) ainsi que Hans Holbein le Jeune (1497/98-1543) sont les représentants les plus connus. Les gravures de Bille empruntent à une grande diversité de modèles ponctuels, de Francisco de Goya (1746-1828) (4) aux caricatures du journal satirique allemand Simplicissimus (5), en passant par Alfred Rethel (1816-1859) (6). Au début du XXe siècle, l'artiste neuchâtelois n'est pas le seul à s'emparer du thème de la Danse macabre; celui-ci est abordé par d'autres expressionnistes, comme Edvard Munch (1863-1944), Otto Dix (1891-1969) et Georg Grosz (1893-1959) (7). Comme ces peintres et graveurs, Bille quitte le contexte religieux pour témoigner avec virulence de son époque, d'une manière qu'il ne reprendra pas par la suite. Critique de la guerre, analyse de la société à travers ses mécanismes politiques, économiques et sociaux liés au conflit, Une danse macabre dénonce le cynisme des puissants par la mise en scène à leur côté d'une Mort omniprésente. Dans les vingt planches composant la série, la personnification de la Mort ne manque que dans Heureux ceux qui sont morts et dans L'enthousiasme. Toutes les autres lui réservent une place centrale, qu'elle recrute ou règne sur le front (Rumeurs guerrières, Le paysan, Les trains, Evacuation, La haine, Le veilleur, L'autre veilleur, Etreintes), qu'elle accompagne les dirigeants (Le souverain, La haute finance, L'argent, Le diplomate) ou qu'elle s'immisce dans la société civile et dans la classe ouvrière, marquée par la révolution russe d'octobre 1917 (Mensonges, Palabres, Les ouvriers, Le consolateur, Révolte, Civilisation). En filigrane apparaît la confession politique de Bille qui, comme d'autres artistes contemporains (fig. ci-contre), révèle son amertume, sa désillusion et son dégoût. La dernière planche, Civilisation, est particulièrement intéressante. Au premier plan à droite, une croix se dresse sur une colline noire. Elle domine au second plan une plaine d'usines, dont les bâtiments se pressent au pied de hautes cheminées. La vue en plongée permet de donner une présence très forte au complexe industriel qui s'étend jusqu'à l'horizon sous un ciel rouge. Dans le dialogue visuel avec le crucifié (non personnifié en Christ, il devient le symbole de l'humanité dans son ensemble (8)), les usines apparaissent comme une Mort transfigurée s'abreuvant au sang des ouvriers. A la différence du reste de la série, cette planche s'intègre dans un contexte identifiable: les usines d'aluminium de Chippis près de Sierre. A propos de cette gravure, Bille a écrit qu'elle représentait: «Un Chippis épatant, vu d'en haut, terrible, avec un crucifix dont on ne voit que les jambes maigres (9).» Les usines apparaissent de manière encore plus précise dans une planche de Bille pour La Voix des Jeunes, l'organe de la Fédération romande des Jeunesses socialistes, du 1er mai 1918 (10). Le choix de cette représentation s'explique, outre la situation sociale perturbée dans la Suisse de 1917-1918 (revendications du Comité d'Olten, grèves, licenciements), par un événement qui ponctua la vie ouvrière valaisanne du début du siècle: à l'époque des premières grèves en Suisse romande, les ouvriers de Chippis furent empêchés de suivre le mouvement par des pressions de la direction. Bille s'offusqua de cette démarche dans deux articles (11). Il y accuse l'usine d'être «un véritable instrument de guerre au service du militarisme et de l'impérialisme allemand». Il se moque également de la peur du bolchévisme qui touche le Valais d'après-guerre et il condamne les licenciements massifs décrétés en janvier 1919 (12). La gravure Civilisation apparaît ainsi comme le pendant artistique du combat journalistique d'un Bille engagé pour la cause ouvrière. 1) Sur cette œuvre, voir: Catherine MARTINET, Edmond Bille (1878-1959), Une danse macabre, mémoire de licence, Université de Lausanne, 1982. 2) Le texte de la préface est transcrit dans: MARTINET, 1982, p. 52. 3) Bimensuel, édité par la Tribune de Lausanne. 4) Bien qu'elle ne figure pas la Mort par sa représentation traditionnelle de squelette, une série de gravures de Goya - publiée seulement après sa mort - s'attaque à la guérilla opposant les Espagnols aux troupes napoléoniennes entre 1808 et 1812: Les Désastres de la Guerre, 1812-1820, gravures à l'eau-forte et aquatinte sur cuivre, 15,6 x 20,8 cm, Paris, Bibliothèque nationale, Département des estampes et de la photographie. 5) Dont le rôle politique a été analysé dans: Geschichte der deutschen Kunst, 1890-1918, Leipzig: Seemann, 1988. 6) Alfred Rethel, Auch ein Totentanz, 1849 (voir: Peter PARET, Art as History. Episodes in the Culture and Politics of Nineteenth Century Germany, Princeton University Press, 1988, chap. 3). 7) Edward Munch, Totentanz, 1915, lithographie, 49 x 29 cm, localisation non connue. Postérieurement aux gravures de Bille, signalons qu'Otto Dix figure la Mort dans Sentinelle morte dans une tranchée, 1924 (voir: Florian KARSCH, Otto Dix. Das graphische Werk, Hannover: Fackelträger, 1970), et que Georg Grosz, peu après, revient à la Première Guerre mondiale dans ses représentations cauchemardesques: le fier soldat allant au combat au milieu des flammes de Neunzehnhundertsiebzehn, s.d. [1925], encre de Chine sur papier, 64,8 x 52,3 cm, localisation non connue; la Mort en soldat frigorifié engoncé dans son manteau Kein schöner Tod, 1927, fusain sur papier, 21,5 x 14 cm, localisation non connue; l'assaut de soldats couverts de sang enjambant des cadavres de Angriff, 1927-1928, aquarelle et encre de Chine sur papier, 39,2 x 50 cm, localisation non connue (voir: Georg Grosz, Berlin-New York, catalogue d'exposition, Berlin, Neue Nationalgalerie, 21.12.1994-17.4.1995, Düsseldorf, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, 6.5-30.7.1995, Berlin: Nationalgalerie, Ars Nicolai, 1995). 8) MARTINET, 1982, p. 76, cite une lettre du 23.3.1919, de Bille à William Ritter: «L'humanité, crucifiée sur les champs de bataille, l'est également dans ces autres champs de bataille que sont les usines.» 9) Même lettre. 10) La couverture du 1.9.1917 présente une autre gravure, variation de Les ouvriers, intitulée Chair de peine, Chair à canons, où Bille écrit au-dessus de son monogramme: «A ceux qui souffrent». 11) «Fêtes et trouble-fêtes» et «Candeurs et politique sédunoise - l'usine idyllique», dans: Tribune de Lausanne, 22.11.1918 et 23.1.1919. 12) La lecture de Maurice ZERMATTEN (Les usines d'aluminium de Chippis (1908-1958), Vevey, 1958, p. 40-42) permet d'étendre la critique de Bille sur les liens entre industrie et armée: confrontée à l'écroulement du marché de l'aluminium, l'usine se recycla dès 1911 dans la fabrication d'acide nitrique, dont dérivent poudre et explosifs. C'est ainsi qu'en 1916 elle livra aux services fédéraux d'armement des millions de litres d'acide nitrique, destinés à la fabrication de poudre. in: “Edmond Bille, Danse macabre, 1919” dans Le Musée cantonal des beaux-arts de Sion, 1947-1997. Naissance et développement d'une collection publique en Valais: contextes et modèles, dir. par Pascal Griener et Pascal Ruedin, Sion: Musées cantonaux, 1997, p. 258-259.