Statue / saint Théodule en prince-évêque de Sion


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Golay Laurent , 2003 :

Tel un palimpseste, la figure historique du saint patron du Valais, Théodule ou Théodore, est faite de légendes, de faits réels, de mythes construits et revendiqués. Au XVIIIe siècle, alors que les archivistes ne pouvaient que constater leur impuissance devant les inextricables difficultés qui entouraient la personne de l’évêque de Sion, on identifia trois Théodule, tous évêques, et tous «candidats» au rôle de patron légendaire du Valais. Le premier fut évêque d’Octodure (Martigny), premier siège épiscopal valaisan, et découvrit au IVe siècle, selon la légende, les corps de saint Maurice et de ses compagnons. Le deuxième vécut au VIe siècle, et est rattaché à la fondation en 515 du monastère d’Agaune par le roi burgonde Sigismond. Enfin, un troisième Théodule, patron du Valais fêté le 16 août, aurait été récompensé par Charlemagne lui-même, qui lui octroya l’exercice des droits régaliens sur le comté du Valais par un acte de donation appelé la Caroline. Il aurait en outre lui aussi redécouvert les corps de la Légion thébaine. Les recherches historiques entreprises au XIXe conclurent à l’existence d’un seul Théodule, le premier, les deux suivants n’en étant que des figures légendaires construites sur son souvenir. La légende «médiévale» de Théodule, dans laquelle prend place l’épisode de la Caroline, fut rédigée au XIIe siècle par le moine Ruodpertus sous le titre de Vita beati theodoli. Elle comprend trois épisodes, la confession de Charlemagne, la découverte des martyrs d’Agaune et le miracle de la multiplication de la vendange. Le premier raconte comment Théodule, déjà sur le trône épiscopal, pria pour la rémission d’un mystérieux péché commis par Charlemagne, jusqu’au jour où un ange lui en révéla la nature. La révélation permit l’absolution et Charlemagne offrit à Théodule, ainsi qu’à ses successeurs, la préfecture du Valais, soit l’exercice des droits temporels. Plus populaire, le second épisode narré par la Vita a fait de Théodule le protecteur des vignerons: craignant une très mauvaise vendange, les Valaisans requirent l’aide de leur évêque qui, en pressant une seule des grappes de la récolte, remplit miraculeusement tous les fûts d’un excellent vin. Le dernier épisode, relatif à la découverte des corps de la Légion thébaine, fut certainement repris par Ruodpertus du texte d’Eucher, la Passio Acaunensium martyrum. Par la suite, une autre légende vint enrichir l’hagiographie et l’iconographie de l’évêque, celle du diable et de la cloche. Sous l’épiscopat de Josse de Silenen (1482–1496), un poème en langue allemande d’Henri Fischer consacré à saint Théodule relate les faits: «Le saint évêque surprend une conversation entre trois mauvais esprits cachés sous le grand pont. Il apprend ainsi que le Pape va passer la nuit en galante compagnie. Pour éviter ce péché à la veille des fêtes pascales, l’évêque conjure le plus rapide des trois démons, se fait transporter par lui à Rome, où il admoneste le saint Père. Le Pape, reconnaissant, offre à saint Théodule, sur sa demande, une cloche utile contre la tempête: celle-ci, bénie autrefois par saint Pierre, se trouve cachée dans le sol. On finit par la découvrir grâce au son qu’elle émet miraculeusement. Avec l’aide de son démon, Théodule ramène la cloche à Sion où elle fait merveille contre l’orage.» C’est la première manifestation littéraire d’une tradition orale sédunoise, qui remonte, semble-t-il, à la fin du XIVe siècle. Des cloches dédiées à saint Théodule sont en effet attestées dans les Grisons en 1395, à Berne en 1403 et à Thoune en 1412 déjà, alors que le motif du diable chargé de la cloche figurait en 1442 sur un bourdon de la cathédrale de Bâle. La figure de Théodule – et le récit de Ruodpertus relatant la donation du comté du Valais par Charlemagne – fut souvent la garante du pouvoir temporel de l’épiscopat sédunois, fondé en réalité sur la charte délivrée en 999 par le roi de Bourgogne Rodolphe III à l’évêque Hugues; peu regardants sur l’authenticité de la Caroline, les évêques l’utilisèrent néanmoins pour valider et sauvegarder leurs prérogatives. Il est vrai qu’à maintes reprises le pouvoir leur fut disputé, et par des parties différentes, les communes et la Savoie principalement, et dès la fin du XIIIe siècle, on s’appuya sur l’autorité de cette tradition pour combattre les prétentions d’Amédée V de Savoie sur l’exercice des droits régaliens de l’Evêché, ainsi que les droits d’investiture que les comtes de Savoie exerçaient depuis plus d’un siècle. Lors de la conquête de 1475, Walter Supersaxo fait de la donation un élément de propagande, en répandant des copies du texte de Ruodpertus, et les troupes des dizains qui combattent les Savoie se nomment les milices de saint Théodule, militia beati Theodoli. A la fin du XVe siècle, sous les épiscopats successifs de Josse de Silenen (1482–1496), Nicolas Schiner (1496–1499) et Matthieu Schiner (1499–1522), le culte de Théodule sera tout particulièrement entretenu, témoins la reconstruction de l’église sédunoise homonyme d’une part, et l’émission de monnaies (thaler ou carlin, et Messtaler) montrant le saint, recevant notamment l’épée du pouvoir temporel des mains de Charlemagne, d’autre part. La scène de la donation figurait d’ailleurs également sur une des parois de la chapelle Saint-Georges de Tourbillon peinte au début du XIVe siècle, et dans son Bréviaire enluminé, Josse de Silenen fit représenter la scène de donation de l’épée de la régalie à Théodule par Charlemagne. Le saint porte les attributs de l’évêque: coiffé d’une mitre, il tient la crosse, symbole de son pouvoir spirituel, de sa main droite, et de sa main gauche une épée, symbole de son pouvoir temporel. Sur la terrasse, légèrement en retrait, se trouve un petit diable avec une clochette. Les deux roses rouges qui figurent sur la mitre représentent, selon l’hagiographe Jean Stälin, l’emblème du saint évêque. Les plis compliqués du manteau, qui repasse devant la jambe gauche dans un mouvement un peu artificiel et maniéré, révèlent un style complexe, présentant les caractéristiques «baroquisantes» du gothique tardif. L’impression de mouvement est tempérée par le manque d’amplitude du geste: les bras sont collés au corps et ne contribuent pas à donner du volume à la figure. Mais le drapé du manteau est remarquable, et sa plasticité, ajoutée à l’expression du visage, confère à la figure un aspect très vivant. On sent notamment la tension exercée sur les deux pans du manteau, là où ils sont maintenus par une langue d’étoffe, et une grande attention a été portée par le sculpteur à l’anatomie: le corps est présent sous les froissements nerveux et dynamiques des étoffes qui le drapent avec subtilité. Le vêtement est devenu plus qu’un élément décoratif indépendant. La figure s’impose par des éléments qui permettent de l’inscrire dans le sillage de certaines œuvres souabes de la fin du XVe siècle, comme le Saint Nicolas de Lille ou le Théodule de Strasbourg. Mais l’auteur du Théodule de Sion réinterprète ces éléments en un langage très personnel, creusant les traits et l’expression du visage comme le mouvement du corps et des drapés, exacerbés au point d’offrir une sorte de préfiguration de la sculpture baroque. "Statue de Saint Théodule en prince-évêque de Sion”, in: Morand Marie Claude (dir.), Musée cantonal d'histoire Sion. Guide des collections, Sion: Editions des Musées cantonaux du Valais, 2003, pp. 150-154.