Gina Proenza (* 1994, plasticienne, sculptrice, installation)
L'Ombre


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Jill Gasparina, 2023 :

Gina Proenza (*1994), L’Ombre, 2018-2021, polystyrène expansé et enduit, bois, tissu et caoutchouc, 180 x 130 x 36 cm. Musée d’art du Valais, Sion. Achat en 2022. Inv. BA 3601 L’histoire de L’Ombre commence en 2018, lorsque Gina Proenza expose à la Liste Art Fair, la foire bâloise consacrée aux artistes émergent·e·s, une sculpture en forme de rocher réalisée en trompe-l’œil. Installé par l’artiste au centre de l’espace, entouré par d’autres œuvres, le rocher constitue un « carrefour (1) » de l’exposition. Mais une fois retourné à l’atelier, il semble avoir perdu de son autonomie. Lorsque l’artiste est invitée à l’exposer à nouveau en 2021 (2), elle décide donc de l’ « augmenter ». Elle lui ajoute dans un premier temps une jupette, fabriquée à partir de chutes de tissus récupérées dans son atelier à l’aide desquelles elle drape la sculpture. Puis elle dispose l’ensemble sur des bottes en caoutchouc de seconde main remplies de sable. Enfin, en 2022, à l’occasion de son acquisition par le Musée d’art du Valais, elle remplace le sable par du béton et fixe les bottes au reste de la structure. Cette dernière intervention donne ainsi à la sculpture sa forme finale, celle d’un rocher à la fois très large de face et très étroit de profil, perché sur trois bottes de caoutchouc. Il n’est pas interdit de penser que l’œuvre aurait continué à évoluer au gré des expositions, si elle n’était entrée dans la collection du Musée. Son histoire se poursuit d’ailleurs dans la série de trois sculptures de rochers, disposés sur des gants vétérinaires en caoutchouc, que Proenza a montrée pour la première fois à la Kunsthalle de Saint-Gall, en janvier 2023. Ce bref récit de production n’a rien d’anecdotique. Il montre en effet que le processus de création de cette œuvre relève d’une mise en mouvement progressive. La jupette est relevée par endroits comme après une danse, faisant échapper la sculpture à la lourdeur formelle de ses pieds de béton et de son volumineux corps de pierre. L’adjonction de trois bottes offre par ailleurs à la structure les moyens de la mobilité. Cela nous ramène à ces éléments caractéristiques du travail de l’artiste que sont le mouvement, l’humour et les mythes. Gina Proenza s’inspire fréquemment d’histoires culturelles, de l’anthropologie, ou de narrations littéraires qu’elle traduit dans des installations ou dans des sculptures parfois animées par des mécanismes, dans la tradition de l’art cinétique. Si L’Ombre, de l’aveu de l’artiste, semble quelque peu échapper à cette typologie, elle rejoue néanmoins la question de l’animation, et est inspirée par les recherches qu’elle a menées à l’époque de sa production. Celles-ci portaient notamment sur les représentations données par différentes cultures à la tempête et aux esprits de l’orage. Au cours de ce travail, Gina Proenza relève que ces esprits se caractérisent fréquemment par des problèmes de déambulation : ils boitent, portent une béquille, sont unijambistes. En augmentant sa sculpture de trois pattes et non de deux, l’artiste s’inscrit ainsi dans cette tradition (le titre L’Ombre renvoyant alors aux nuages qui accompagnent les phénomènes orageux). Mais le geste aussi simple qu’efficace consistant à ajouter des pattes à un objet confère aussi à la sculpture une dimension cocasse, voire absurde qui évoque autant les jeux anthropomorphiques du surréalisme que des stratégies cartoonesques de la bande-dessinée ou de l’animation (l’artiste raconte d’ailleurs que lors de sa première exposition, l’œuvre déclencha l’hilarité du public). Le rocher devient, à l’égal des spectateurs, un corps qui habite l’exposition. On assiste ainsi à un travestissement (3) burlesque de l’objet, qui passe de la roche au mobilier et de l’inanimé au vivant. « Leur mettre une jupe permet de leur donner du caractère. Et puis ajouter des pattes à un objet, c’est toujours un peu lui donner vie (4) » explique ainsi Gina Proenza à propos de sa série de rochers. Trompe-l’œil, décor, « cette grande roche pourrait faire beaucoup d’ombre, mais elle n’est que l’ombre de quelque chose d’autre », nous dit encore l’artiste. Avec son titre polysémique, cette œuvre mêle enfin phénomènes naturels et grands récits. Elle évoque le principe de la métamorphose auquel le poète romain Ovide a consacré un ouvrage, le mythe d’Atlas portant la Terre sur ses épaules, ou encore les nombreux récits de pétrification qu’on retrouve dès l’Antiquité et dans toutes les cultures. On peut ici penser, par exemple, au roi Midas, aux pouvoirs de Méduse, mais aussi à l’histoire du couple incestueux formé par Hunzahúa et Noncetá dans les mythes du peuple pré-colombien Muisca. À ce titre, L’Ombre est parfaitement représentative de l’imaginaire culturel diversifié qui nourrit le travail de l’artiste. (1) Toutes les citations du texte sont tirées d’un entretien de l’artiste avec l’autrice, réalisé en mars 2023, non publié. (2) Gina Proenza, Locus Solus, Prilly, 27.11.21-06.03.22. (3) Nous utilisons ici le terme « travestissement » dans son usage littéraire, celui d’un phénomène hypertextuel consistant en la réécriture d’un ouvrage classique, avec modification du style et/ou du genre. Par exemple, la réécriture d’un poème épique latin en langue vulgaire et en style burlesque. (4) Propos de l’artiste. Rinny Grémaud, « Gina Proenza, plasticienne à l’âme de scénographe, qui sculpte avec des mots », T Magazine, 25 février 2023, p. 17.