Céline Eidenbenz, 2020 :
Abraham Poincheval (*1972), Bouteille, 2016, sérigraphie, gouache, aquarelle et feutre sur papier, 89 x 113 cm. Musée d’art du Valais, Sion. Achat en 2017 avec le soutien des Amis du Musée d’art du Valais (AMAV). Inv. BA 3442 Quelles affinités les artistes ont-ils avec les saumons ? En explorant les cours d’eau à contre-courant, ils offrent une vision neuve du monde. C’est ainsi que notre perception du Rhône a été renversée par la performance Bouteille (2015-2017) de l’artiste français Abraham Poincheval (*1972), lors d’un voyage à rebours de son cours naturel, depuis son delta en Camargue jusqu’à sa source dans les Alpes suisses. Les deux étapes effectuées en Valais durant l’été 2017, sur le parking autoroutier du Relais du Saint-Bernard près de Martigny, puis à Gletsch, au pied du glacier, ont offert matière à questionner notre rapport au Rhône (1). D’envergure internationale, cette performance artistique est venue chatouiller les marges du grand fleuve : en complète autonomie durant six jours, Poincheval a occupé en continu son habitacle de verre, une bouteille géante – dont cette grande sérigraphie dessine les contours. Comme pour d’autres performances, l’artiste a choisi d’expérimenter l’enfermement : dans Ours (2014), il est resté en chien-de-fusil dans le ventre d’un ours empaillé durant treize jours ; dans Pierre (2017), il est demeuré immobile durant une semaine dans une pierre taillée selon sa silhouette assise. À travers le bouchon perforé de sa Bouteille, Poincheval pouvait communiquer avec les passants sur ses activités de dessin, de broderie ou de lecture – ou encore sur ses astucieuses pratiques de survie. Le dispositif de ce logement minimal, à mi-chemin entre un rêve d’enfant et un fantasme voyeuriste, possède une dimension ludique qui contrebalance la réputation sinistre du Rhône, longtemps associé à un lieu insalubre, dangereux ou morbide, dans lequel dérivent parfois des corps de noyés. À l’instar d’une bouteille lancée à la mer pour délivrer un message, la performance installative de Poincheval a offert aux passants son contenu vivant, celui d’un artiste désireux de transpercer les frontières territoriales et symboliques de nos géographies. Combinée à une expérience d’enfermement, cette transhumance fluviale favorise paradoxalement les ouvertures et les échanges. Bouteille renverse notre perception de la Vallée et renouvelle l’iconographie du fleuve alpin dont on connaît de nombreux exemples depuis la fin du XVIIIe siècle en peinture et photographie, de Caspar Wolf à Charles Guigon et de René Auberjonois à Corinne Vionnet et Bertrand Stofleth (2). En 2017, la Triennale Valais Wallis 2017, implantée sur le Relais du Saint-Bernard, n’a pas seulement permis à Abraham Poincheval de vivre dans sa Bouteille durant une semaine ; elle a aussi accueilli une vingtaine de propositions produites spécifiquement pour cette occasion, dont quelques-unes étaient inspirées par le Rhône et ses eaux connexes (Joëlle Allet, Séverin Guelpa, Lang/Baumann, Sandrine Pelletier, Céline Peruzzo, Delphine Reist, Roman Signer, Daniel Zamarbide) (3). Le postulat curatorial reposait alors sur le Relais du Saint-Bernard, lieu où le Rhône côtoie les voyageurs sur un fond de restoroute. Les visiteurs s’y mêlaient aux foules en halte temporaire, et la confusion entre les regardeurs et les regardés était aussi troublante que la découverte d’une bouteille géante garée sur le parking de cet autogrill valaisan. 1) De Marseille à Lyon et de Villeurbanne à Lausanne, Abraham Poincheval a produit l’ensemble de Bouteille avec l’Association Citron Jaune. Les dernières étapes de sa performance en Valais ont été réalisées sur invitation du Musée d’art du Valais, dans le cadre de la Triennale Valais Wallis 2017, avec le soutien de Muriel Borgeat, coordinatrice « culture, formation et recherche – Rhône » (FDDM). Voir les prises de vues d’Olivier Lovey publiées dans Regarder le paysage, p. 264-267. 2) Voir Céline EIDENBENZ, « Le Rhône et les rêves. Iconographie du fleuve alpin au fil des collections du Musée d’art du Valais », dans Le Rhône. Territoire, ressource et culture, textes réunis par Emmanuel REYNARD, Alain DUBOIS et Muriel BORGEAT-THELER, Sion, 2020 (Cahiers de Vallesia, 33), p. 299-326. 3) Voir l’exposition organisée par Simon Lamunière et la publication qui l’a accompagnée : Raphaël BRUNNER, Marcel HENRY (dir.), Triennale 2017 Valais /Wallis, Zurich, Benteli, 2017, 2 volumes.